Mois du numérique libre
À Liévin, Cliss XXI installe des logiciels libres pour un monde plus éthique
En février 2022, Endémik s’est rendu à la foire aux installations de Liévin. L’événement organisé par la coopérative informatique Cliss XXI, permet aux citoyens en recherche d’un numérique alternatif de découvrir et d’installer des logiciels libres.
« Je viens pour installer Google. » La blague d’Hervé, 62 ans, lancée pendant le tour de table d’accueil, fait rire toutes les personnes présentes à la foire aux installations, au Lieu autogéré (LAG) de Liévin. Car ici, le but est bien de s’éloigner des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et autres géants du numérique.
« On invite les gens à nous rencontrer pour les aider à installer des logiciels libres », résume François, ingénieur à Cliss XXI. La coopérative de services informatiques libres organise ces « foires aux install’ » depuis 2005. C’est une façon pour Cliss XXI de mettre en place des actions d’éducation populaire, un de ses piliers. Les foires se tiennent un samedi par mois, en alternance à Liévin, où est née Cliss XXI, et dans la métropole lilloise.
Ce 19 février, près de quinze personnes sont venues avec leurs ordinateurs portables ou leurs unités centrales. Parmi elles, Khadija qui habite Avion. « Je viens pour désinstaller Microsoft et installer Linux, j’y pense depuis longtemps », confie l’accompagnatrice en constellation familiale énergétique.
Repartir avec un système d’exploitation libre et fonctionnel
Adepte de logiciels libres comme Libre Office pour la bureautique, Thunderbird pour les courriels, VLC pour la lecture de vidéos ou Foxit Reader pour les PDF, Khadija s’est confrontée au problème du système d’exploitation (voir lexique). Elle n’a jamais réussi à quitter Windows et grâce à la foire aux installations, elle saute enfin le pas. Comme elle, la plupart des autres participants viennent d’ailleurs pour installer GNU/Linux, système d’exploitation libre, plus connu sous le nom de Linux.
« Les logiciels libres sont plutôt faciles à prendre en main et à utiliser, mais c’est assez délicat de les installer, analyse François de Cliss XXI. Ce n’est pas une tare spécifique au libre. Si on prend Windows, personne n’est capable de l’installer parmi le grand public. Mais quand on achète un ordinateur, il est déjà dessus. »
Les fabricants d’ordinateurs installent en effet d’office Windows, le système d’exploitation de Microsoft. Les ordinateurs de la marque Apple disposent quant à eux de leur propre système d’exploitation, Mac OS. Avec ses foires aux install’, Cliss XXI veut « que les gens puissent repartir avec un système d’exploitation libre et fonctionnel sans qu’ils aient besoin d’apprendre tous les détails techniques nécessaires à l’installation », précise François.
L’ingénieur en logiciels libres est d’ailleurs en train d’installer Linux sur les ordinateurs de trois participants, dont celui de Khadija. Déterminée à quitter Windows, elle a amené avec elle ses deux ordinateurs portables. « Je projette de mettre Linux sur mon ordinateur fixe aussi », dit-elle. Installée à une table, elle commence par enfiler une paire de lunettes et allumer un de ses appareils.
Première étape : vérifier que ses données sont sauvegardées. Après ça, François peut lui installer Linux et plus précisément, la distribution appelée Debian (voir lexique) . « On fonctionne avec une clé USB sur laquelle est installée Debian, explique-t-il. On la branche et on redémarre l’ordinateur sur cette clé USB. »
À ce moment-là, s’affichent une succession d’écrans : « différents paramétrages tels que le réseau interne, le nom d’utilisateur, le mot de passe, le magasin d’application », précise le salarié de Cliss XXI. À chaque étape, François guide Khadija, très attentive et concentrée. Documentaliste pendant 30 ans au sein d’un centre de formation, Khadija milite aujourd’hui pour développer les logiciels libres. Elle a d’ailleurs motivé tout un groupe d’amis à venir à la foire aux install’.
« J’ai proposé une rencontre en janvier pour sensibiliser les personnes aux questions du logiciel libre, raconte-t-elle. L’utilisation de Google, tout ce qui pose problème en termes de contrôle et de privation de liberté, où vont nos données, qui les contrôle. » La réunion a eu lieu à Mingoval, près de Lens et une dizaine de personnes y ont participé. Huit ont souhaité venir à la foire aux install’ de Liévin. Parmi eux, Hervé, Christine ou Mylène. Leur attrait pour le logiciel libre est en lien avec leur vision de la société.
« L’état d’esprit de partage, l’éthique, c’est ce qui me plaît dans le logiciel libre »
Marie, participante de la foire aux installations de Liévin
« Je ne suis pas d’accord avec ce fonctionnement, développe Khadija. Je trouve qu’il n’est pas éthique. On ne sait pas ce qu’il se passe. Il y a un manque d’informations. Mes données peuvent être revendues à je ne sais qui. Je suis pour la technologie, je trouve ça magnifique, ce sont des outils merveilleux qui permettent de partager, d’échanger, de communiquer, de s’entraider. Mais moi, je souhaite un système, propre, éthique, responsable. C’est vraiment un choix de vie. »
Assis à côté de Khadija, Hervé, ajoute : « On est dans une société où tout est marchandisé. Tout n’est pas marchandisable. » Le jeune retraité de l’éducation nationale, ancien professeur de sciences économiques et sociales considère également que les logiciels libres ont d’autres intérêts. « Ils sont évolutifs, on peut les faire progresser, argumente l’homme originaire de Tincques. L’autre intérêt, est qu’on évite les piratages informatiques. Il y a deux ans, j’ai fait quelques achats sur internet avec ma carte bleue. On a réussi à me piquer 800€ et faire des achats. Je pense qu’avec Linux, on n’a pas ces inconvénients comme on est marginaux par rapport à Microsoft. »
Pour toutes ces raisons, Hervé souhaite donc installer Linux mais il va garder Windows. C’est ce qu’on appelle un « dual boot ». Cela demande plus de manipulations et de temps. « On va faire une partition du disque dur, c’est-à-dire, un cloisonnement de différentes portions, détaille François qui accompagne également Hervé pour cette installation. On va prendre la partition Microsoft et libérer de l’espace pour Debian. » Sur le disque dur d’Hervé qui fait 500 Go, 40 % sont libérés pour Debian.
À peine quinze minutes après les premières étapes des installations effectuées pour Khadija et Hervé, François est interpellé par Valentin, son collègue de Cliss XXI. Il a besoin de son aide pour une autre installation de Debian. Cette foire aux install’ est en effet très remplie. Il a même fallu ajouter des tables et des chaises pour les participants. Des femmes, des hommes, d’une vingtaine à une soixantaine d’années, ou plus. Pour les accompagner et les conseiller, six salariés de Cliss XXI, qui enfilent une casquette de bénévoles lors des foires. Des membres d’associations locales promouvant le logiciel libre, comme Mycélium ou Chtinux, sont également là en renfort.
De plus en plus de demandes sur les smartphones
La foire aux installations n’échappe pas à la tendance. Les smartphones sont devenus nos nouveaux ordinateurs. « On a de plus en plus de gens qui veulent notre aide pour les smartphones, admet François de Cliss XXI. Malheureusement, on n’est pas très à la pointe là-dessus. »
Beaucoup de salariés de la coopérative ont en effet choisi de ne pas avoir de téléphone pour des raisons éthiques. Par ailleurs, « c’est un domaine où il est très difficile de s’émanciper de Google et de son système d’exploitation, Android, complète François. Il y a des alternatives qui existent, mais elles ne sont pas parfaites. »
« C’est chouette de voir autant de monde », se réjouit Valentin. Le Lillois est aux côtés de Kelly, 22 ans. « Ça me dérangeait d’utiliser Google et tous ses services, explique l’étudiante en économie. J’ai essayé de regarder comment le retirer de mon ordinateur et de mon téléphone. » Malgré son envie d’aller vers des outils dont le « modèle économique est différent du capitalisme », Kelly n’est pas parvenue à se séparer de Google.
« C’est compliqué d’en sortir, même quand on veut car ces outils sont partout, avoue-t-elle. Et puis, il y a plein de choses qu’on ne connaît pas. » En stage depuis une semaine à Cliss XXI, Kelly a appris l’existence des foires aux install’, le moyen pour elle de concrétiser son souhait de s’émanciper des géants du numérique. Avec les explications et les conseils de Valentin, Kelly a découvert des outils libres comme le moteur de recherche DuckDuckGo. Elle a également approfondi ses connaissances sur d’autres logiciels, comme Nextcloud, équivalent de Google Drive, qu’elle avait déjà testé.
Une heure-et-demi après le début de l’événement, tous les visages sont concentrés et sérieux dans la grande salle du LAG. Les participants prennent des notes. Mais ce qui marque, c’est l’entraide et la convivialité. « L’état d’esprit de partage, l’éthique, c’est ce qui me plaît dans le logiciel libre », reconnaît Marie, 62 ans.
Venue pour installer Debian en dual boot avec Windows, elle devra attendre et revenir à la prochaine foire aux install’. Elle doit faire de la place sur son ordinateur. Marie se réjouit tout de même : « J’ai appris plein de choses. Ce que j’ai apprécié, c’est qu’on nous fait manipuler et refaire. C’est rassurant car dans ma génération, quand on touche à un ordinateur, on a peur de faire une bêtise. Je n’ai plus peur maintenant. »
Tout le monde est d’ailleurs unanime. L’accompagnement et la co-construction est le gros avantage de la foire aux install’. « Ma seule appréhension était que Debian soit complexe à utiliser parce que j’ai une utilisation basique de l’ordinateur », admet Mylène guidée et conseillée par Vincent. Après l’installation, Vincent discute avec Mylène des outils qu’elle utilise. « J’ai besoin du lecteur DVD », précise-t-elle avec insistance.
Un accompagnement personnalisé
Immédiatement, Vincent sait qu’il doit procéder à quelques paramétrages. Le technicien nous explique : les DVD sont configurés pour tourner sous Windows. Les réglages effectués, ne reste plus qu’à vérifier que tout fonctionne bien. « Maintenant que Debian est installée, je suis rassurée et pas déboussolée », glisse Mylène, tout sourire, pendant que Vincent est allé piocher des DVD dans les étagères du LAG pour tester le lecteur DVD.
Au bout de trois heures, la foire aux install’ touche à sa fin. Hervé a pu installer son dual boot. « Tout s’est bien passé, avec François, on a redémarré sous Windows pour vérifier qu’il n’est pas endommagé, précise-t-il. Ensuite, on s’est occupé de régler plusieurs paramètres sur Mozilla, le navigateur internet. C’est ce que je vais le plus utiliser. »
Avant de partir, François explique également les derniers détails à Khadija afin qu’elle puisse installer Debian sur son ordinateur fixe, chez elle. « Je serai sans filet cette fois, lance-t-elle, sourire aux lèvres et heureuse d’avoir installé Debian. Khadija, Hervé, Kelly, Marie ou Mylène, tous les participants sont heureux d’avoir des logiciels libres sur leurs machines, d’avoir appris et surtout, d’avoir passé un bon moment ensemble. « S’il fallait mettre une note sur 20, je mets 20 », conclut Hervé, toujours sur le ton de l’humour mais avec beaucoup de sincérité.
Déborah Adoh
Texte et photos
À la foire aux installations, on règle aussi les bugs et autres problèmes
Comme son nom l’indique, la foire aux install’ vise à installer des logiciels. Mais ce n’est pas tout. L’équipe de Cliss XXI résout aussi les problèmes rencontrés par les utilisateurs de Linux. « Quand mon ordinateur se met en veille, il n’arrive pas à en sortir, avance Lucien. C’est depuis la mise à jour de Debian il y a environ six mois. Je suis donc obligé de faire un arrêt forcé. »
Membre de l’équipe de Cliss XXI jusqu’à l’an dernier, Lucien vient faire appel à l’aide de ses collègues pour résoudre son problème. François se charge de trouver une solution. « J’ai essayé de trouver des indications dans les journaux système », explique François. Les journaux systèmes répertorient toutes les actions effectuées sur un ordinateur avec date, heure, catégorie. Les analyser permet de trouver la source des problèmes.
Mais dans ce cas, François n’a rien trouvé. Il passe donc au plan B. Direction les forums « pour voir si quelqu’un a déjà eu ce bug ». Avec Linux, on s’appuie en effet sur la communauté des utilisateurs pour résoudre un problème, une des règles de base du logiciel libre. Cela passe par des discussions via les forums ou des rencontres, comme les foires aux installations.
Après quelques minutes de recherches, François trouve la solution sur le forum de la distribution Debian. « J’ai trouvé des gens qui ont le même souci, confie-t-il. Ils expliquent les configurations à faire pour éviter ce problème. » Le salarié de Cliss XXI effectue plusieurs manipulations. Puis, Lucien redémarre son ordinateur et le met en veille. Bonne nouvelle : tout refonctionne normalement. « Bravo François, t’es le meilleur », lance Lucien tout sourire et soulagé.
Déborah Adoh
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